« Penser, c’est dire non. Remarquez que le signe du oui est d’un homme qui s’endort ; au contraire le réveil secoue la tête et dit non. Non à quoi ? Au monde, au tyran, au prêcheur ? Ce n’est que l’apparence. En tous ces cas-là, c’est à elle-même que la pensée dit non. Elle rompt l’heureux acquiescement. Elle se sépare d’elle-même. Elle combat contre elle-même. Il n’y a pas au monde d’autre combat. Ce qui fait que le monde me trompe par ses perspectives, ses brouillards, ses chocs détournés, c’est que je consens, c’est que je ne cherche pas autre chose. Et ce qui fait que le tyran est maître de moi, c’est que je respecte au lieu d’examiner. Même une doctrine vraie, elle tombe au faux par cette somnolence. C’est par croire que les hommes sont esclaves. Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien. »
Dans cette affirmation (!) du philosophe Alain, il s’agit bien de définir ce qui constituerait la caractéristique fondamentale de l’activité de penser, et non de s’intéresser prioritairement aux attitudes de rébellion ou d’insoumission, même si ces deux questions peuvent se recouper éventuellement… La métaphore de l’éveil, à l’inverse du sommeil ou de la somnolence, vient immédiatement à l’esprit pour désigner cette vigilance propre à la pensée… Mais elle dit non à quoi ? Ne serait-ce pas d’abord à elle-même ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas aussi un fondement affirmatif de la pensée –un « oui » fondamental – qui résiste au doute sceptique, ou qui, plutôt, est inséparable de lui ? En fin de compte, est-il possible de penser la négation sans l’affirmation ? Pour cheminer sur ces questions, le cours de Derrida à la Sorbonne (inédit récemment publié) va nous servir de guide…